Analyse de tendances et sémiologie

Par Isabelle Vidon, membre du comité

Mieux faire connaître une marque, une entreprise ou un projet implique une communication adaptée au public que l’on souhaite sensibiliser. Les attachés de presse de l’USAP en savent quelque chose et cherchent constamment à explorer de nouveaux champs de connaissances et d’expériences. Car la communication est multidimensionnelle et repose parfois sur des ressources insoupçonnées, qu’il vaut la peine de mettre en lumière ou en musique. Pour secouer les vieilles idées et faire naître de nouvelles visions à cette époque particulière que nous connaissons depuis le début de la pandémie, il nous a semblé intéressant de poser quelques questions à deux spécialistes en analyse des tendances et en sémiologie : Emmanuelle Chatenet, fondatrice et directrice de la société Pink Brain (dont les bureaux se trouvent à Lausanne), et Anthony Mathé, sémiologue partenaire de Pink Brain.

La vie en rose

Emmanuelle Chatenet, comment définissez-vous vos activités ?

  1. C. : « Nous nous définissons comme des spécialistes des changements de mode de vie et de consommation. Notre vocation, c’est de venir inspirer les entreprises dans leurs réflexions sur l’avenir pour les aider à mieux se positionner dans le monde de demain.

Concrètement, ce qui fait notre spécificité, notre valeur ajoutée, c’est notre double regard par le biais de la sémiologie et des tendances. Et pour nos clients, l’union dépasse la simple addition. On offre une approche originale, un mode de questionnement original, qui nous permet d’aider les marques, les entreprises, à faire encore mieux que ce qu’elles font, en étant encore plus elles-mêmes. Notre préoccupation, c’est la singularité des marques.

Donc plutôt que de proposer aux entreprises de se réinventer, nous leur proposons d’être contemporaines, d’être avec leur temps et leur époque. Comme le dit très souvent Anthony Mathé: « Faire bouger les lignes, ce n’est pas casser les codes ou changer les règles. C’est dire sa vérité, une vérité qui doit ensuite être déployée et articulée. ».

Pink Brain a déjà réalisé de nombreuses études, notamment sur les nouveaux comportements des consommateurs après le covid-19 et le confinement, les nouvelles façons de s’alimenter, les seniors, les attentes du consommateur lorsqu’il se rend dans un magasin physique, les pop-up stores, les générations Y et Z, la nouvelle masculinité, la nouvelle féminité, la fluidité des genres…. Comment réalisez-vous ces études ?

E.C. : « Nous proposons des rapports qui explorent des thématiques sectorielles, sociétales, générationnelles et marketing, et qui sont mis à jour deux fois par an. Mais nous développons surtout des rapports personnalisés à la demande de nos clients.

L’objectif est de délivrer des recommandations stratégiques, mais aussi très opérationnelles au travers de pistes rapidement actionnables. Notre méthodologie nous permet de travailler au plus proche des attentes des équipes. »

Avez-vous un panel de contacts à qui vous posez des questions ?

E.C. : « Certains mandats nous amènent à réaliser des interviews. C’était le cas pour notre rapport sur le jardin de demain. Nous avons réuni un ensemble d’experts, journalistes, horticulteurs, architectes, urbanistes, paysagistes, professeurs, photographes, des personnalités qui entretiennent avec le jardin une relation étroite et forte, et qui se sont exprimées sur les tendances de fond qui façonneront le jardin du futur et qui nous ont livré leur vision de l’évolution de notre rapport au jardin.

Cette démarche est précieuse pour nos clients qui obtiennent un autre type de sources, un regard croisé sur leur secteur et son évolution. Cette vision transversale est très riche. »

Travaillez-vous avec des instituts de statistiques ?

E.C. : « Data et créativité sont au cœur de notre métier ! Nous ne travaillons pas directement avec des instituts de statistiques, mais nous utilisons leurs données. Avancer une tendance c’est bien, mais il faut lui donner un poids. Nous vivons dans un monde en perpétuel mouvement qui voit les mutations économiques, sociales et culturelles se succéder de plus en plus rapidement. Chaque année, de nouveaux phénomènes, modes de vie, usages et terrains d’expression émergent et impactent notre manière de consommer. La difficulté aujourd’hui, c’est que les tendances sont partout. Or, le véritable enjeu pour les marques, c’est de traiter et de positionner l’information par rapport à leurs propres problématiques. »

Analysez-vous les posts des influenceurs ?

E.C. : « Cela fait plusieurs années que la pyramide de l’influence telle qu’on la connaissait, s’est aplanie, voire renversée : les trendsetters, les prescripteurs, les leaders, les suiveurs, puis la rue… Aujourd’hui, ce sont les consommateurs qui donnent le ton. La connaissance des consommateurs est devenue primordiale. C’est un changement de paradigme pour les marques qui doivent désormais incarner une vision et un nouveau sens du leadership. On est dans l’ère du soft power, du rayonnement au travers de ses valeurs, de ses engagements. On est dans l’ère du sens et de la raison d’être. Alors oui, nous sommes amenés à analyser le marché de l’influence et ses acteurs. »

Avez-vous des équipes de « chasseurs de tendances » qui sillonnent les rues des villes?

E.C. : « Au fil des années, nous avons constitué un réseau international d’experts basés dans des grandes villes européennes, Paris, Milan, Londres et Copenhague, mais aussi à New-York, à Singapour, à San Paolo, à Koweït City et à Shangaï. Nous les sollicitons au cas par cas en fonction de nos mandats pour le repérage de tendances émergentes, pour échanger sur l’évolution des attitudes des consommateurs dans leurs régions, sur les perceptions culturelles ou sur l’évolution des marketplaces par exemple. »

La pandémie et ses semi-confinements ont-ils, selon vos études, changé l’échelle des valeurs chères aux Suisses romands ?

E.C. : « L’épisode singulier et inédit des semi-confinements, et des confinements au-delà de la Suisse, a constitué une véritable expérience et, comme toute expérience, elle transforme en profondeur. Elle a poussé chacun à s’interroger sur ses valeurs, son mode de vie et sa consommation. En Suisse, comme partout ailleurs, l’impact de la pandémie est venu bouleverser le quotidien et a rebattu les cartes, modifié les priorités et les perspectives. Je me souviens encore des mots employés par la psychologue Sophie Peters qui s’était exprimée au début du confinement sur les plateaux télé : « Le virus nous enseigne et nous transforme dans la durée. C’est en quelque sorte notre maître. »

Au-delà de nos valeurs, c’est notre propre perception du temps qui a été modifiée. Isolés dans une forme d’entre-soi, mobilisés de l’intérieur, nous avons créé des micro mondes en même temps que notre horizon était devenu flou. Le temps était suspendu. Encore aujourd’hui, la fin de la crise sanitaire reste un horizon fuyant. Le temps a changé d’échelle. Il est venu modifier notre perception de nous-mêmes comme de notre place dans le monde. »

Qu’en percevez-vous en dehors des aspects relatifs au cocooning ?

E.C. : « En effet, plusieurs mois de confinement et de changements dans les comportements ont modifié notre regard sur l’espace domestique. Notre intérieur est devenu notre nouvel extérieur. Quatre murs qui s’adaptent à tout, qui deviennent tout à la fois cocon, forteresse, espace de vie, de travail, de sociabilité, mais aussi miroir de notre personnalité.

2020 aura finalement été l’année que personne n’attendait et qui a tout changé. On constate aujourd’hui une explosion de la diversité des situations puisque tous les secteurs d’activité ne vivent pas cette crise de manière semblable. Certains ont été et seront plus impactés que d’autres. C’est une période d’accélération qui pousse à réagir et à agir vite. Un certain nombre de tendances déjà à l’œuvre ont ainsi été accélérées. Et c’est aussi une période que nous pousse à comprendre que nos choix d’aujourd’hui auront des impacts déterminants demain et qui nous interroge : quel modèle de société voulons-nous ? »

Avez-vous constaté des évolutions significatives, cette année 2021, dans vos relevés des nouvelles tendances sociétales : notamment sur la manière de communiquer, sur la manière de consommer ?

E.C. : « Ces dernières années, en raison de la digitalisation et de l’évolution des aspirations des consommateurs, le contexte de dialogue et d’échanges avec les marques a été profondément bouleversé. La crise sanitaire a elle aussi contribué à modifier le terrain de jeu des marques. Leur rôle n’est plus de faire des promesses ou de faire rêver. Communiquer en 2021, c’est surtout informer, accompagner, éclairer, converser. Face à l’urgence de changer les comportements, tout le monde doit agir ensemble et les marques doivent donner cet élan et s’inscrire dans le réel. Dans ce sens, les relations publiques sont très adaptées aux enjeux de l’époque.

Communiquer en 2021, c’est aussi affirmer sa singularité. Et pour construire sa singularité, la marque doit faire face à un double enjeu : un enjeu de cohérence avec ses racines et celles de l’entreprise, et un enjeu de pertinence avec l’environnement et les mutations sociétales. C’est tout l’intérêt du double regard que nous proposons à nos clients. »

 

Anthony Mathé, qui êtes-vous ?

A.M. : « Consultant, docteur en sémiologie, conférencier et chercheur sur son temps libre, je suis avant tout un éclaireur du sens. Côté pro, j’aime bien me présenter comme un artisan du sens et de la cohérence. « Le sens », c’est mon point de départ, c’est l’objet que j’étudie, immatériel mais pas intangible. Et la cohérence, c’est un peu le graal, ce après quoi toutes les entreprises courent comme des poules sans tête. Avec un sémiologue, on peut explorer le sens et éclairer les voies pertinentes pour construire sa cohérence. »

Quelle est votre méthodologie ?

A.M. : « La sémiologie est une théorie du langage qui permet d’étudier toutes les formes de sens qui nous permettent de communiquer : les mots, les discours, les textes évidemment, mais aussi les images, les logos, les objets, les packagings, les espaces. Cette même méthode, fondée scientifiquement, me permet d’analyser toutes les expressions de vos marques ou de vos entreprises, afin de comprendre quels messages sont construits, quelle histoire est racontée, quelles valeurs sont proposées. Le bénéfice n’est pas simplement de faire un état des lieux de ce que l’on raconte ; c’est aussi d’identifier des manques, des non-dits et surtout : des potentialités, des idées à valoriser pour se différencier. C’est très concret finalement.

Petite anecdote sur la sémiologie. Est-ce que vous savez que cette discipline a été fondée par un Genevois ? Oui, Ferdinand de Saussure est le fondateur de la sémiologie. Après avoir enseigné au Collège de France, il a révolutionné la linguistique et proposé d’inventer une science qui étudie « la vie des signes au sein de la vie sociale ». Sans Saussure, la linguistique, la sémiologie mais également la psychanalyse, l’anthropologie, l’ethnologie et les sciences sociales auraient un tout autre visage ! Saussure a tout chamboulé. »

Comment choisir les bons mots, les bonnes structures de phrase ? Le bon positionnement ?

A.M. : « À question difficile, réponse décalée ! Si vous me permettez, je répondrai à côté. Les bons mots, c’est un point d’arrivée attendu, mais ce n’est pas le bon point de départ. Ce n’est pas la bonne question si vous voulez construire un langage singulier, consistant, impertinent. Il faut prendre les choses à l’envers : la question n’est pas celle des bons mots, mais celles des mots vrais, de votre vérité en tant qu’entreprise, marque ou groupe. Avec Emmanuelle, on prend toujours le temps de demander à nos clients quelle est leur vérité, leur irréductible vérité. Ce qu’ils font, comment, pourquoi. Quand ils nous parlent, j’entends une petite musique, parfois sourde, parfois évidente, et ça, c’est le point de départ pour définir les bons mots car ce seront vos mots, votre capital, peu importe que d’autres les emploient.

Beaucoup d’entreprises et de marques pensent que les bons mots sont ceux à la mode, ou ceux que personnes n’emploient. Et paradoxalement, toutes les entreprises finissent par parler avec les mêmes mots, de la même façon, au même moment. Rien ne ressemble plus à un discours de banque qu’un discours de banque. Tous les grands groupes emploient les mêmes mots pour parler des mêmes idées dans leur communication Corporate. L’erreur à mes yeux, c’est d’oublier que les mots du quotidien, ceux qui renvoient aux métiers, aux valeurs d’entreprise, à la culture d’entreprise ont plus de pertinence et de poids quand on cherche à se présenter et à se raconter.

Et pour ce qui est de la bonne structure de phrase, la syntaxe dépendra de deux choses : qui vous êtes et à qui vous parlez. On part de votre vérité, on identifie la bonne tonalité, la bonne rhétorique, puis on se demande comment la raconter, la déployer en fonction de vos audiences, et des médias par voie de conséquence. Ce n’est pas évident, mais ce serait dommage de parler « à contre-jour » à vos publics (ou de jouer la carte de la généricité et de la platitude).

Si je résume, pour trouver les bons mots, il faut prendre le temps d’enquêter sur les mots de l’entreprise, ses idées, sa vérité et il faut écrire, rédiger et faire des essais pour voir comment formaliser un fil rouge qui soit clair, impertinent et activable. »

Outre les signes du langage, quels autres systèmes de signes analysez-vous ?

A.M. : « Dans les années 60, la sémiologie était très utilisée pour étudier les images publicitaires. Beaucoup d’études étaient commanditées – et c’est toujours le cas aujourd’hui – pour évaluer et optimiser les campagnes publicitaires, surtout à l’international.

J’ai une vraie appétence pour les mots, je suis un littéraire de formation et c’est ma bouffée d’air frais au quotidien de prêter ma plume, mais j’avoue que j’ai un autre péché mignon : les objets. J’adore travailler sur des packagings, ce n’est pas simple d’analyser des formes, des matériaux, des couleurs, et c’est qui rend le travail d’expertise palpitant. J’adore explorer les rayons des supermarchés suisses, j’observe les boites conserves, je manipule les derniers produits grand public, premium ou luxe ! Ne m’emmenez pas à la Migros, à la Coop ou chez Sephora, c’est la caverne d’Alibaba des signes pour moi.

D’ailleurs, l’analyse des espaces commerciaux, des boutiques, des corners et des centres commerciaux, c’est aussi une expertise très utile pour évaluer l’expérience retail : on interroge l’ambiance et les imaginaires du lieu, on étudie les expressions de marque via la signalétique et on questionne les différents parcours possibles.

Il y a un autre dernier système de signes, très particulier, totalement à part, qui est une de mes spécialités depuis 15 ans : le monde du luxe. Qu’il s’agisse de couture, de beauté, de joaillerie, d’horlogerie, de maroquinerie ou d’hôtellerie, le luxe est un univers de sens qui me passionne. Je viens de publier un essai sur la mode d’ailleurs.»

A l’heure des messages courts sur les réseaux sociaux notamment, quels sont les mots porteurs actuellement et ceux à éviter pour une marque ou une enseigne qui souhaite faire fructifier son capital-sympathie ?

A.M. : « Une chose est sûre, soyez très prudent avec les mots à la mode. Avant d’aller parler de sujets importants aujourd’hui comme « l’inclusivité », « l’égalité », « la transparence » ou le « développement durable » ou de suivre des tendances, vérifiez d’abord que vos actions sont alignées avec ces notions qui sont très surveillées. Ne cherchez pas le bâton pour vous faire battre parce que c’est ce qu’il va se passer.

Pour le capital sympathie, il faut aussi tout simplement faire preuve d’humilité et j’ajouterai de fierté, il faut trouver un juste équilibre. Après des années d’arrogance et de communication top-down, place à un peu d’horizontalité, avec un zeste de passion s’il vous plaît. »

Comment choisir les bons visuels, la bonne signalétique ? Les bonnes couleurs ? Notamment pour tout ce que l’on poste sur les réseaux sociaux ?

A.M. : « Hélas, la règle qu’il faut garder en mémoire, c’est qu’il n’y a pas de règle absolue. La bonne couleur aujourd’hui ne sera pas la bonne couleur dans dix ans. Le sens, le langage, les signes sont soumis au changement. Et ils dépendent crucialement de qui les emploient. »

Que pensez-vous des émoticônes ?

A.M. : « Comme tous les signes, les emojis permettent de s’exprimer et passer des émotions, ou des messages. Il faut évidemment savoir les lire, il faut pouvoir y avoir accès aussi sur son smartphone car il y a toujours un émoticône que l’on voudrait et que l’on n’a pas… »

Dans la charte rédactionnelle et sémantique que vous proposez à vos clients, y a-t-il des aspects valables pour tous ?

A.M. : « Un aspect est valable pour tous, oui : les mots ne sont pas la dimension centrale d’une bonne charte rédactionnelle et sémantique ! Je passe toujours beaucoup de temps à expliquer que la définition du lexique de l’entreprise n’est pas cruciale et Emmanuelle insiste beaucoup sur ce point. D’autres dimensions sont plus importantes, plus techniques certes, mais plus efficaces, je pense tout particulièrement à la rhétorique et aux figures de style (métaphore, métonymie, etc.).

Par exemple, un client voulait travailler la part d’émotion de son discours et de sa communication et demandait quel lexique des émotions employer. Or, si on employait le lexique des émotions, vous allez tuer toutes les émotions. Il ne faut pas les dire, il faut les faire ressentir et rien n’est plus efficace que la rhétorique pour cela. Pour l’émotion, on explore le champ des métaphores. Pour le désir, on explore le champ des métonymies, et ainsi de suite. Vous savez que la rhétorique est enseignée au lycée et dans toutes les facs américaines, moi ça ne m’étonne pas !

Pour le reste, chaque charte rédactionnelle et sémantique est distincte. C’est un produit sur-mesure en ligne avec la stratégie de l’entreprise. Les règles d’écriture définies ne peuvent pas être les mêmes. Le fil rouge déployé dans toutes les activations part de l’entreprise et forcément, il est à chaque fois différent. »

Quels sont les retours de vos clients ? Qu’apprécient-ils particulièrement ?

A.M. : « Je crois que nos clients aiment cette secousse des idées qu’on enclenche. Le sémiologue n’est pas là pour décrire le monde tel que nos clients croient le voir, mais bien pour éclairer ses zones d’ombre, ses contradictions et pour explorer ses forces, ses potentialités. Travailler le sens, c’est travailler le désir. On ne sait pas d’avance où ça va nous mener, ni par quelles étapes il va falloir passer, mais on sait que le résultat, c’est la cohérence d’un langage qui touche au cœur. »

I.V.

Quelles tendances pour 2022 ? Qui saura les créer ? Qui saura les décrypter ?

Analyse des signes et des symboles : tout un champ d’exploration et de communication à cultiver.