Les Suisses et les médias, une relation chahutée

Quand on observe la relation entre les Suisses et les médias, on voit que la confiance dans les médias d’information professionnels est forte. Selon l’analyse du fög de l’Université de Zurich, elle est de 47% contre 17% pour les médias sociaux. Quarante-trois pour cent des Suisses consomment principalement des sources numériques, et ce pourcentage monte à 75% chez les 18 à 24 ans. La Suisse est donc l’un des rares pays d’Europe, avec la Norvège et la Suède, où les médias numériques sont davantage consultés que la télévision, qui est le premier média ailleurs. En outre, la consommation dégroupée des médias augmente, ce qui induit un problème de reconnaissance des marques et des producteurs de contenus. Il s’ensuit un déficit de fidélisation, qui est aujourd’hui un des grands défis auxquels sont confrontés les médias. Autre tendance: les Suisses ont une très forte préférence pour l’audiovisuel. Soixante pour cent d’entre eux consomment l’actualité en vidéo. Ce chiffre monte à 71% chez les jeunes.

De plus, le nombre de ceux qu’on appelle les «indigents médiatiques» augmente. Il est aujourd’hui de 36%, contre 21% en 2009. Il est de 53% chez les 16-29 ans. Ces personnes se disent intéressées par les médias et investissent beaucoup de temps dans leur consommation, mais à des fins de divertissement et non d’information. Une autre catégorie prend de l’ampleur, celle des «surfeurs mondiaux», qui représente 23% de la population. Ces personnes consomment beaucoup d’information, souvent de qualité, mais ne s’intéressent pas aux thèmes de proximité. Ensemble, ces deux groupes forment 59% de la population. Cette majorité est peu disposée à payer pour des contenus médiatiques et est ainsi, de fait, soumise aux choix des algorithmes, qui ne font en principe que rétrécir leur champ de vision. Les thèmes politiques et économiques sont négligés. Il y a donc un fort impact sur le processus de la formation de l’opinion, ce qui est particulièrement dangereux dans une démocratie telle que la connaît la Suisse.

Au niveau des producteurs de contenu professionnels, entre 2011 et 2018, le nombre d’employés dans le journalisme a baissé (-19%), alors que celui dans les relations publiques a augmenté (+16%). La concentration des médias a augmenté sur la même période, ce qui engendre une perte de diversité. Trois diffuseurs dominent 80% du marché de la presse en Suisse alémanique et 90% en Suisse romande. Les rédactions centrales affaiblissent la compétition journalistique et la diversité d’opinions: deux rédactions chez Tamedia nourrissent douze quotidiens; 54% des articles de politique nationale sont repris dans plusieurs titres; 55% des contenus éditoriaux sont partagés. L’argent étant le nerf de la guerre, il faut être conscient que les revenus publicitaires reviennent de plus en plus aux intermédiaires technologiques au lieu d’aller directement aux titres. En 2018, en Suisse, la publicité en ligne représentait 2,1 milliards de francs, dont 265 millions pour la presse et 1,4 milliard pour Google. Aux Etats-Unis, 63% de la pub en ligne va à Google et Facebook.

En Suisse, la qualité d’information reste élevée, mais elle diminue à cause du manque de ressources humaines et financières. La question qui se pose est donc de savoir s’il existe un modèle économique durable pour le journalisme d’information, notamment en ce qui concerne les canaux numériques. Le canton de Vaud annonçait la semaine passée un plan de 6,2 millions sur cinq ans pour aider la presse.
De son côté, le Conseil fédéral a renoncé, l’été passé, à mettre en place une nouvelle loi sur les médias électroniques, l’issue de la procédure de consultation lui ayant été très défavorable. Il a donc décidé de s’affranchir d’une telle loi et a préféré mettre en place des mesures rapidement réalisables pour soutenir les médias. Au cours du premier semestre 2020, il présentera Parlement un paquet de mesures d’aide. Celui-ci prévoit des moyens financiers pour les médias en ligne. De plus, davantage de journaux et d’hebdomadaires devraient profiter de l’aide indirecte à la presse. On peut se réjouir ou s’alerter de ces soutiens. Lorsque l’Etat doit voler au secours d’une branche économique – même si la presse est un secteur un peu à part –, c’est mauvais signe. L’avenir nous dira si les remèdes auront permis au malade de passer le gros de la crise avant de se rétablir ou s’ils n’auront été qu’un emplâtre sur une jambe de bois.

Véronique Kämpfen